T O U S D E S A N G E S

T O U S         D E S          A N G E S

Le destin

Le destin

 

Une semaine plus tard, je prends mon plateau au restaurant self-service d’un supermarché, attrape mon assiette du jour, cherche une place pour m’asseoir et commence à manger. Je sens que quelque chose se passe, mais je ne sais pas vraiment quoi. Un regard, une présence. Comme si je la connaissais bien. Depuis des années. Comme si presque rien n’avait de secret pour elle. Comme si la chair, plus forte que tout, appelait.

 

Les questions commencent à tambouriner mon crâne, ma tête devient lourde, je repousse mon plateau face à ce dilemme qui me paraît impossible à régler. Je croise mes doigts nerveusement devant l’œil amusé de la petite grand-mère m’observant avec tendresse. Je secoue frénétiquement mes genoux sous la table, calme ces mouvements en posant une main sur mes cuisses de temps à autre, lorsque mon regard est attiré vers la droite. Comme ça, sans raison. Juste parce qu’une petite voix ou je ne sais quoi me l’a ordonné. Est-ce cela le destin ou est-ce ce qu’on appelle le hasard ? Non, il ne se peut que ce soit du hasard. Celui-là nous tombe dessus comme la foudre. On n’a pas le temps de le voir venir. On est surpris, subjugué, on se sent perdu et  trahi quelque part. Alors que là, j’ai l’impression que le monde s’est mis à tourner au ralenti comme pour bien me laisser le temps de voir. Que mon regard croise le sien. Le reconnaisse, car c’est bien ce joli minois de la vitrine de l’autre jour. Comment en suis-je si sûr puisque c’est pour ainsi dire de dos, que je l’ai vu ? Je n’en sais rien justement, et au lieu de créer des doutes, cela ne fait qu’accentuer mon assurance et ma détermination, car je sens à présent le courage monter en moi, traverser mes veines, me rendre tout puissant.

 

J’ai osé, je me suis précipité sur les chariots de desserts et j’ai parlé. Moi, oui, moi le petit Jérémy. J’ai fais un pas.

Je pensais qu’il allait nous falloir jouer quelque temps avant de nous toucher, de nous frôler, mais le soir même, nous déambulions dans les rues en moto.

La vitesse est enivrante, à moins que ce ne soit ce corps, tout près que je sens. Chaud, accueillant. Généreux. Un corps empli de désir, de passion, mais aussi de tourments, ce qui me plaît sans le savoir. Sans me douter une seule seconde que c’est ce genre de fêlure qui m’attirera le plus chez l’autre.

 

Pas le temps de boire mon jus d’orange parfumé de Tequila ni de beaucoup parler, de toute façon, son français est limité et pauvre. Son arrivée en Suisse romande est récente. À peine un mois, mais cela n’est pas grave. Pas grave du tout, car pour ce langage-là, il n’y a pas besoin de parler les mêmes mots. Ils sont inutiles.

 

Mes lèvres sont attirées vers les siennes par une force incroyable et irrésistible que nous ne gérons pas, mais qui à aucun moment ne nous déstabilise. Se peut-il que l’on soit si sûr de soi pour quelque chose ? Et pour cela, qui plus est ? Se peut-il que l’attraction ou le miracle de je ne sais quel foutu Dieu de l’amour, puissent nous rendre si peu hésitant alors qu’on se sent tout de même, et paradoxalement si petit. Est-ce l’amour que je touche, ou le désir que je quémande ?

Voilà bien le seul trouble qui m’habite en ce moment même, mais rien ne le laisse présumer. Et je suis sidéré de cette assise dont mon corps tout entier se pâme. Est-ce le fait d’être mâle ? D’avoir ce sexe gonflé dans mon pantalon ? Je ne l’ai jamais senti si envahissant. Ni se rebeller de la sorte. J’en suis amusé tout en ressentant une fierté imparable. Les décharges qu’il me lance sont indéfinissables. Tellement puissantes que je dois me raviser et penser à l’autre, cet être dont j’ai le goût maintenant. Sa salive dévale les pentes de mon gosier, déferle dans mes veines jusqu’à me rendre ivre. Ivre d’amour ou de désir ? Les questions me taraudent à nouveau l’esprit, mais je les évince d’une caresse que ma main s’applique à donner sans même m’en avoir avisé. Elle n’en a pas besoin, elle sait exactement où elle doit se poser, comme chargée d’une mission, elle va droit au but. Sans se tromper, comme si elle était en terrain conquis, elle touche au bon endroit, s’octroie l’audace de faire vibrer ce corps qui se crispe devant moi. Devant mon regard d’enfant, soudain conscient pour un instant. Une fraction de secondes. À peine le temps d’admirer la beauté de ce visage se mordant la lèvre inférieure.

 

Je deviens comme fou. Est-ce cela l’amour ? Mes sens ont pris le dessus, car je serais perdu, à n’en pas douter, si le pilotage automatique de la génétique humaine n’avait pas pris les commandes. Je ne serais qu’un tout petit homme dans un  immense univers. Et un univers plus que déroutant. Presque hostile et bien plus pour le garçon que je fus…

 

Le désir presse, il nous encercle, il ressert son étau, les verres volent, la moquette s’improvise en matelas, un bras tombe… ? Oui, un bras artificiel auquel je n’avais pas même pris garde. Handicap de naissance que je ne relève qu’à cet instant précis d’un sourcil plein de malice et laissant entendre toute la confiance que je lui cède par mon silence. La lampe semble s’adoucir alors que ce sont nos paupières qui se ferment doucement. Mais ce n’est pas pour ne pas voir, non, c’est juste pour mieux sentir… Encore un paradoxe, une énigme du désir, car c’est bien du désir, j’en suis certain. Peut-être du désir empli d’amour, ou badigeonné d’amour, peu importe, mais en tout cas il l’emporte sur ce que je crois être l’amour. Mais qui suis-je pour penser savoir qui ou ce qu’est l’amour ? Moi qui accuse une telle confusion. Un tel trouble.

 

Dans ses gestes, ses silences, sa main, ses cuisses, ses yeux, son sexe, partout je l’entraperçois et le sens vibrer dans son corps. Les chairs se déchaînent, se déchirent. J’improvise, mordille tout en vénérant, pince et suçote tout en implorant. Je laisse sortir la bête qui ne demande qu’à malmener… Pourquoi ce mot ? Pourquoi celui-là emplit-il ma tête au moment où il devrait s’évertuer à rencontrer l’autre. À l’aimer ou du moins, lui donner ce qu’il semble tant attendre ?

Je n’ai pas le temps d’y songer bien longtemps, je suis happé par son entrain, me vois forcé de suivre cette locomotive emballée.

Impressionné. Ébloui. Fasciné. Je ne peux que me plier à sa détermination en réalisant que plus jamais, je ne pourrai prendre de décision dans ma vie d’homme, sans consulter ce bout de peau si timide au repos.

Je lèche, donne, reçois, creuse, explore. J’ai le sentiment d’être sur une montagne russe. Je voudrais que jamais elle ne s’arrête. Voudrais que le wagon déraille et s’envole. Je me demande comment on  peut s’abstenir d’une telle chose.

 

 

Je tiens dans mes bras ce bastion, cette terre promise. Ce bel amour, me regardant lorsque soudain vaincu, je me laisse aller en un souffle merveilleux. J’ai envie de pleurer, mais mon corps me l’interdit. Séquelles d’un passé me raclant la gorge et m’amputant d’un quelque chose que  je n’arrive à palper à cet instant précis, mais qui n’hésitera pas à revenir au galop, à n’en pas douter, sinon pourquoi ce vertige et ce malaise ?

Je fais comme si de rien n’était. Je l’ignore, mais je maudis ces années, le temps de quelques secondes, puis reviens dans cette pièce, cette chambre, cette minuscule chambre où les murs viennent d’être témoins d’un miracle, ou ce que j’imagine être un miracle. Mon miracle capable de surpasser le pire. D’évincer et de gommer de ma mémoire bien des bleus. En tout cas, c’est ce que je crois. C’est ce que je veux croire.

 

Je touche au bonheur. Lui fais toucher cette félicité, cette émotion ou cet état, que je ne croyais jamais pouvoir entrevoir autrement qu’à travers le regard des autres. J’y suis donc arrivé. J’ai réussi à donner du miel, ou plutôt du plaisir, même s’il est infime dans ce monde, sur cette immense et vaste terre d’humains, j’y suis parvenu. Mais cette béatitude dépend-elle du désir ou de l’amour ? L’un va-t-il sans l’autre ou sont-ils indissociables ?

Les questions affluent comme un torrent dans ma tête. Je suis tout à coup submergé d’un énorme doute. Et si ce que nous venions de vivre n’était le fruit que du désir, alors ce bonheur que je suis si fier d’avoir pu et laissé éclore à travers nous découle aussi de ce même désir, et n’est peut-être en rien, ou que très peu affilié à l’amour…

Je me rends compte de l’importance de cette dernière réflexion  en observant ce corps endormi. Ebaudit. Magnifique, beau, comblé et rassasié. Je ne peux voir au-delà de ses épaules. Ne peux entrer dans sa tête. Au-delà de ses rêves, donc… Je ne peux prétendre aimer. Même si je suis presque certain au fond de moi que je l’aime. Ou plutôt : que j’ai envie de l’aimer.

Je laisse planer le doute et m’endors, en sachant pertinemment que cette question sera ma quête, et que je ne serai tranquille, que lorsque j’aurai touché ou même, frôlé le Graal.

 

 

 



01/07/2011
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