3 ème partie du texte "La maison jaune" dans Le Messager
Nouvelle publication dans le Messager du vendredi 20 novembre 2015 et 3 ème partie du texte "La maison jaune".
Extrait :
« Ebony ! » s’écrie Claramenia de son accent mexicain toujours aussi prononcé malgré les années passées en Amérique. Toute menue, de grands yeux noirs lui mangeant son visage de madone, son regard se focalise sur mon costume, l’air interloquée.
Elle me serre dans ses bras. Très heureuse et excitée par ma venue, elle ne peut s’empêcher de me houspiller pour ces longues années d’absence, en secouant la main comme lorsqu’elle me menaçait, petite, d’être corrigée si je ne rangeais pas ma chambre.
Les marques d’affection s’arrêtent là, Claramenia se redresse brusquement, comme si on lui avait piqué les fesses avec une aiguille. Elle se contient et reprend son rôle de domestique exemplaire. «El monstruo està aqui ! » souffle-t-elle, en montrant le bureau de monsieur Harrelson, au bout du long couloir.
« Je vous ai entendu ! » lançe une voix grave de l’endroit en question. La gouvernante lève les yeux au ciel en joignant ses mains et en faisant un signe de croix, m’incitant à me dépêcher.
Le bureau est en fait un immense salon. Des bibliothèques murales encerclent un antique secrétaire en acajou. D’un haut fauteuil en cuir émanent quelques volutes de fumée. Je racle ma gorge. Le fauteuil se tourne d’un coup sec. Un homme élégant et soigné apparaît, les cheveux argentés, une petite moustache taillée à la perfection, habillé d’une chemise et d’un pantalon griffés, hors de prix. C’est bel et bien mon père.
Il pose son cigare dans le cendrier, se lève de son siège comme un jeune premier, et se place de toute sa longueur face à mon nez en trompette, en m’examinant comme une chose, qu’il découvrait pour la première fois.
Soudain, il me harponne, me serre dans ses bras sans se répandre, comme tout bon père. « Ça, c’est pour ton talent ma fille ! » Dans la seconde qui suit, une gifle retentissante me fait trembler. « Et ça, c’est pour ne pas l’exploiter comme il se doit, feignasse ! Ne reviens devant moi que lorsque tu seras devenue quelqu’un et digne de porter mon nom ! » finit-il, en lançant la Tribune de San Francisco devant moi, l’article m’étant consacré pour mon exposition de peintures, bien en évidence. L’apothéose de ma carrière, ma fierté, la consécration et le rêve de tout artiste peintre d’aujourd’hui. Il reprend son cigare en bouche et va se rasseoir dans son fauteuil en pivotant d’un coup de pied énergique, de façon à me tourner le dos.
Je deviens rouge pivoine. Je sens ma tête chauffer comme une cocotte minute. Mes yeux s’embuent et brillent. Le sol paraît se dérober sous mes pieds. Les jambes chancelantes, je ne peux plus bouger. Je suis paralysée. Démunie de toute réaction et engluée dans une désuétude sans commune mesure. J’implore les murs de cette bâtisse, crie à l’aide en silence. Il me semble vivre une scène d’Hamytiville, la maison du diable. J’implore les fantômes qui y vivent peut-être. Appelle mon frère.
Je reste ainsi de longues secondes, les paupières closes, sans réaction aucune, jusqu’à ce que, venue de nulle part, une chaleur effleure ma main et me donne la force de m’extraire de cet antre du mal, jusque dehors. Loin du monstre. Loin des souvenirs. Loin de toute cette souffrance.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 106 autres membres