2ème chapitre
2.
Maude Gervais refit son chignon d’un geste souverain. Elle mit un peu de rouge à lèvres et se gicla parcimonieusement de parfum. Mais pas trop. Elle conduisit calmement jusqu’à l’hôpital et se gara sur une place lui étant attribuée. Elle n’aimait pas venir travailler à l’hosto, et préférait de loin ses locaux, mais lorsqu’un tel drame frappait un enfant, il y avait des dispositions exceptionnelles à prendre.
Elle fit glisser son badge dans la timbreuse et alla enfiler sa blouse de travail. Un interne franchit de justesse les portes de l’ascenseur se refermant sur elle. Il la salua, pressa sur l’étage où se situaient les locaux la concernant et il la regarda quitter le lift en ne comprenant pas comment une aussi jolie femme pouvait faire un tel métier.
Maude fit voler les portes battantes d’une énergie telle qu’elle fit sursauter son collègue, l’attendant déjà en salle. Elle mit un masque, des gants, changea de blouse et poussa le sas avant de se heurter à cette tragédie. Elle eut un haut le cœur lorsqu’elle vit les deux corps allongés. « Ils sont si jeunes ! » lâcha-t-elle d’une voix étranglée, tandis que son collègue remettait le bras du jeune homme en place et vint se placer derrière la femme. « Si désirables, tu veux dire ! » lança-t-il, en soulevant le visage de la dépouille. « Par moment, je me dis que tu es vraiment con, Michel ! Je ne trouve pas ça drôle vu les circonstances !
- Oh ! Allez quoi, tu ne vas pas me faire un caca nerveux parce que je déconne un peu.
- Ferme-là et occupe-toi d’elle !
- Tout de suite, madame. Mais je me la serais bien faite…de son vivant. Elle est canon, tu ne trouves pas ?
- Je trouve que tu l’ouvres bien trop ! »
Elle alla se poser en face du corps de l’homme, le contempla en secouant la tête. « Ah ! Ce que la vie est mal foutue quand même » murmura-t-elle, en soulevant le drap du corps. « Allez chérie, on va tous y passer voyons ! Qu’est-ce qui te prends ? C’est quoi cette crise de sentimentalisme ! Ne me dis pas que t’as flashé sur cet étalon ! T’as vu son engin ? » rajouta-t-il, en montrant la chose de la tête. « Elle ne devait pas s’ennuyer, la petite ! » conclut-il, en guise d’épilogue. Maude laissa retomber le drap sur le cadavre, hocha la tête en soupirant, fixa son masque derrière ses oreilles, et alla chercher le matériel dont elle allait avoir besoin pour la mise en bière. « On va te faire beau mon p’tit ! » songea-t-elle, en souriant au père de Denis.
*
Le soleil était au zénith et la lumière traversait les persiennes de son appartement lorsque Johanna émergea. Il faut dire qu’elle avait un peu forcé sur l’alcool et la marijuana, qu’elle consommait sans le moindre complexe face au vingt et unième siècle et toutes ses mises en garde et prohibitions s’additionnant chaque année un peu plus.
Elle releva les cache-yeux péniblement, racla sa gorge à plusieurs reprises en tâtonnant de la main son duvet, afin d’y trouver la télécommande de sa chaîne stéréo. Une fois pressée sur le bouton de commande, elle laissa le groupe Maroon Five distiller son rock psychédélique qu’elle aimait tant écouter lorsqu’elle avait le blues.
Elle était encore animée de la rage du soir d’avant et si elle l’avait eu sous la main là, tout de suite, elle l’aurait étripé sans pitié, tant il la mettait hors d’elle. Mais qu’attendait-il d’elle finalement ? Pourquoi ce besoin sans cesse de fuir au lieu de se poser une bonne fois pour toutes et d’enfin partir sur de nouvelles bases. Pourquoi s’entêtait-elle à vouloir continuer une histoire n’ayant pas la moindre chance d’aboutir à quelque chose de constructif ?
Elle lui en voulait, oui. Lui en voulait de ne pouvoir l’aimer comme elle l’aurait souhaité. De ne pas lui laisser plus de place dans sa vie et de fuir à chaque fois qu’un acte ressemblait un peu plus à autre chose qu’à du sexe. Que l’émotion les submergeait sans crier gare.
Elle ne se rappelait même plus la dernière fois qu’il l’avait embrassée en public, où le jour où il lui avait pris la main dans un parc. Un vrai rustre. Certes, un peu moins farouche et goujat qu’avant, dressé sur ses ergots d’éminence grisonnante, Will se voyait acoquiné avec cette passion de routier qui le mettait au supplice depuis tellement d’années. Et ce n’est pas son aspect qui allait contredire ses pensées. Grand, un peu enveloppé et costaud comme un buffle, Will ne connaissait guère la finesse il est vrai, mais restait touchant par ses maladresses qu’il n’aurait jamais eues s’il avait été aussi sûr que ce qu’il voulait bien laisser transparaître au monde.
Johanna s’en voulait surtout à elle-même et à cette incapacité à tirer définitivement un trait sur ce couple qui n’en avait jamais vraiment été un. Mais durant lequel elle vécut avec Will les plus belles années de sa vie. Les plus intenses elle ne l’oubliait pas, et elle n’incluait pas là-dedans le climat conflictuel permanent les dressant si souvent l’un contre l’autre.
Elle se traîna jusqu’à la salle de bain, poussa un cri de dédain en sentant son haleine, ouvrit le robinet et rinça sa brosse à dents avant de se les brosser vigoureusement.
Après une longue toilette et trois cafés serrés, elle alla ouvrir la porte d’entrée et invita son élève, un jeune garçon de treize ans, à venir s’asseoir juste à côté d’elle, afin qu’elle puisse le corriger au moindre faux trait. Après tout, elle n’était pas payée cent-vingt dollars de l’heure pour laisser ses rejetons privilégiés devenir des tagueurs de seconde zone.
« On va dessiner des fleurs aujourd’hui, Sam. Ouais, des fleurs c’est bien. Des tournesols, ça le fera ! » finit-elle, en prenant une feuille blanche et en allant s’asseoir en face du garçon. Elle l’observa s’appliquer, avant que le regard de l’élève ne se pose sur son décolleté mal ficelé. « Espèce de p’tit vicelard ! Bien tous les mêmes ! » songea-t-elle, en crochant le dernier bouton de sa blouse et en reproduisant machinalement un croquis de Will, qu’elle zébra et fit disparaître à grands coups de feutre noir comme si elle voulait le rayer définitivement de sa vie.
Ses yeux s’embuèrent lorsqu’ils tombèrent sur la baie de San Francisco que sa fenêtre embrassait, et bien évidemment, sur Sausalito et ses house boats.
*
Maude et son collègue déplacèrent les corps dans une chambre à l’étage supérieur. Ils ne pouvaient décidément pas montrer, comme dernier souvenir, les parents de Denis dans un endroit aussi froid et austère qu’une morgue.
Maude s’était portée volontaire pour accompagner Denis dans la chambre. Elle avait même insisté pour que ce soit elle et personne d’autre.
Elle avait fait les choses en ordre. Avait déposé un bouquet de fleurs sur la table de nuit séparant les deux lits. Un magnifique bouquet de tournesols nains. Elle avait fait se croiser les doigts de la jeune femme entre ceux de son époux qu’elle avait rapproché comme s’ils étaient dans le même lit. Elle voulait donner l’image la plus idéale aux yeux d’un enfant, même si elle ne savait pas ce que pouvait bien être l’idéal dans de telles circonstances.
Elle vint dans le couloir chercher Denis, remercia l’infirmière et le professeur l’ayant accompagné jusque-là et lui attrapa la main en la serrant très fort. Elle ouvrit la porte, en ne quittant pas l’enfant des yeux une seule seconde. Elle pouvait sentir le pouls de son sang battre dans ses veines. Mais elle ne perçut aucune oscillation de cils lorsqu’ils s’avancèrent vers les parents de Denis. Ni ne sentit ou ne vit la plus petite émotion sur son visage et son corps tout entier.
Elle s’accroupit, posa ses deux mains sur ses épaules. Le regard du garçon était vague et brillant. Il semblait avoir quitté le monde des vivants. « Tu… tu peux les toucher si tu le veux, Denis. Tu veux ? » demanda-t-elle, sans entendre le moindre souffle. Elle soupira, retint son trop plein d’émotion qu’elle avait toutes les peines à contenir, puis se releva en le fixant intensément.
« Tu sais Denis, quand j’ai perdu ma maman j’avais vingt-cinq ans. Il m’a fallu trois mois avant que je ne pleure, alors… ce n’est pas grave si tu ne peux pas pleurer en ce moment, d’accord ? Va leur donner un dernier baiser ! » l’encouragea-t-elle, en le poussant gentiment dans le dos.
Denis fit un pas hésitant avant de stopper net devant les lits. Puis s’avança doucement vers ses parents. Il alla se placer derrière le corps de son papa, y déposa un baiser sur son front en se dressant sur la pointe des pieds, puis alla vers sa maman, à qui il donna un baiser sur la joue.
Il revînt se placer à côté de Maude, toujours aussi silencieux, lui tendit la main en levant la tête vers elle. « Ok, on y va ! » fit-elle, en tournant les talons et l’invitant à la suivre. A quitter à tout jamais ceux dont il était si fier. Ceux qu’il aimait tant et tant. Le monde, à coup sûr, s’était arrêté de tourner pour tous ou alors Dieu n’existait pas, pensa Denis, sans se retourner vers les corps, sa chair, son sang le laissant seul, livré à lui-même désormais.
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